ENFANCE - Enfance et cinéma

ENFANCE - Enfance et cinéma
ENFANCE - Enfance et cinéma

Le thème de l’enfance a été sollicité sans cesse par les cinéastes. La plupart traitent des rapports de l’enfance avec les adultes et organisent leurs films autour de deux archétypes. Le premier, illustré au début du parlant par Le Chemin de la vie (U.R.S.S., 1931), montre l’enfant aux prises avec l’univers des grandes personnes, abîmé par lui et quelquefois régénéré par une pédagogie fondée sur la confiance. Le second, découvert par Lamprecht dans Émile et les détectives (Allemagne, 1931), suggère et même impose, le plus souvent par l’intermédiaire d’une intrigue policière, une conception manichéenne des âges de la vie: l’enfant représente le bien et l’adulte le mal.

On peut donc se demander si le cinéma n’a pas souvent donné de l’enfance une image anecdotique, soutenue par une idée conventionnelle et optimiste, un schéma auquel s’alimentent les nostalgies des adultes. Tout se passe comme s’il avait utilisé l’enfance comme prétexte à un pittoresque moral plutôt que comme expression d’une singularité esthétique. D’une manière générale, et avec toutes les exceptions que les règles de ce genre comportent, de la fable d’un âge qui est par excellence l’âge de la gratuité, du jeu à l’état pur, le cinéma n’a retenu que la morale – et encore une morale sociale qui satisfaisait les illusions des adultet, leur poésie factice et extérieure, leur bonne conscience.

1. Un thème nouveau

André Bazin remarquait, dans le numéro de Noël 1949 de L’Écran français : «Quels héros retiendrez-vous de quatre siècles de littérature: Gargantua, le Petit Poucet et Poil de carotte? Le premier est un géant, le deuxième un conte de grand-mère, Poil de carotte, seul, peut prétendre à une existence esthétique comparable à celle de ses petits frères en cinéma. Une première conclusion s’impose: c’est que la permanence exceptionnelle de ce thème est probablement liée aux affinités presque spécifiques dont il témoigne pour le cinéma.»

Bien que l’apport de la littérature – Télémaque, Gavroche, Cosette – soit moins limité que ne se l’imaginait André Bazin, il faut convenir qu’en gros l’observation est exacte. Du Moyen Âge au XVIIIe siècle, aucun grand écrivain français, sauf Montaigne, Rabelais et Fénelon, n’a traité le thème de l’enfance. La société du temps ne les y encourageait pas. Sous l’Ancien Régime, l’enfant était un personnage sans intérêt. On le confiait aux nourrices, puis au précepteur, et il faisait son entrée dans le monde quand son éducation était terminée. Pour l’esthétique classique, qui s’appuyait sur la raison, et pour qui la beauté ne pouvait être qu’une forme achevée et consciente, l’art était l’homme ajouté à la nature. L’enfant, non encore soumis aux disciplines, voire au servage de la rigueur communautaire, se confondant avec la nature, apparaissait donc comme un disgracié, un infirme.

Rousseau et la révolution politique et littéraire qu’il annonce vont tout changer. La croyance se répand que l’homme naît bon, et que cette bonté originelle est corrompue par la société. Il suffit qu’elle s’installe dans les esprits pour que les mœurs, l’éducation, l’esthétique soient fondamentalement bouleversées. L’enfant cesse d’être tenu à l’écart, prend une importance accrue. On s’attendrit sur lui; on l’idéalise, sa royauté commence; et, à la fin du XIXe siècle, Ernest Legouvé constate que cette monarchie est devenue quasiment de droit divin.

Or, c’est au moment où la sensibilité populaire magnifie son nouveau dieu et l’adore que l’on invente le cinéma. Il était donc fatal que le filon, ainsi découvert, fût exploité par les metteurs en scène.

«Est du cinéma, note Henri Agel, tout ce qui dématérialise le monde.» Rien n’est plus conforme à la destination du cinéma que l’âge de l’enfance, au sein duquel le rêve et l’imagination ne sont pas contraints par les hiérarchies, les convenances et les routines de la vie sociale. Un monde clos, naturellement fabuleux, irréductible à celui des adultes, même quand il l’imite, est là – à détecter ou à réinventer.

2. La féerie baroque

Les films pour enfants, parce qu’ils restituent les «gosses» à leur domaine, auraient donc dû traduire, mieux que d’autres, le code secret de cet univers. Ce n’a presque jamais été le cas: la vulgarité et l’adresse mercantile des cinéastes se sont étalées sans vergogne, fabriquant une enfance de niaiserie et de cabotinage. De Shirley Temple à Mickey Rooney, on proposa des poupées ou des pantins, gesticulant, souriant, chantant et dansant sur commande. L’infantilisme était de rigueur, mais sans le charme de l’innocence, sans l’imprévu d’un naturel en liberté qui le rend supportable et même parfois délicieux. On se rendait compte tout de suite qu’il soulignait la grimace de la complaisance d’adultes pour qui l’enfant était une espèce de monstre rentable et le cinéma un commerce de bons sentiments, voire de fadaises ornées.

Le merveilleux, la féerie baroque que l’on espérait de ce genre de films, c’est Walt Disney qui les a apportés. Tout ce que l’on peut avancer contre ses dessins animés – leur sagesse de petites filles un peu trop modèles, une habileté toujours sous surveillance, leur refus d’aller trop loin et, aggravant cette timidité, un optimisme qui se renforce avant de s’épanouir, le surréalisme de bazar qui abîme par exemple Alice au pays des merveilles (1951) – n’empêche pas que Blanche-Neige (1937) soit, aujourd’hui encore, dans ses meilleures séquences, une œuvre inégalée. Sans doute Blanche-Neige et le Prince charmant sont-ils des figurines insignifiantes, des ornements de musée Grévin; mais les nains – gnomes bondissants, burlesques et attendris –, les bêtes qui rôdent dans une forêt de légende et que la princesse apprivoise, organisent superbement les cérémonies d’une enfance imaginaire. Walt Disney apparaît comme le premier poète animalier du cinéma et, en même temps, comme un caricaturiste jovial que l’esbroufe des comédies humaines n’impressionne pas. Le personnage de Simplet est prodigieux de justesse et de cocasserie, donnant à l’entrain de son bon sens un air de fantaisie paradoxale: le seul personnage de l’histoire du cinéma que l’on puisse comparer à Charlot, mais pour reconnaître qu’il est, dans l’enchantement de son allégresse, l’anti-Charlot.

Disney ne retrouva plus jamais la grâce qui accompagne, dans l’amabilité et dans la fantaisie, les séquences réussies de Blanche-Neige . Il devint un artisan au talent laborieux, ronronnant dans ses recettes, cajolant ce qu’il y avait de plus facile dans la tradition anglo-saxonne de la nursery, des vitrines dédiées au père Noël, des mélodies sentimentales, tombant quasiment au niveau des anciens Comi-Color Cartoons de U. B. Iwerks. Devant ce déclin, les mérites de l’école tchèque, et de son plus célèbre animateur Ji face="EU Caron" シí Trnka, brillèrent d’un éclat plus vif encore: Le Rossignol de l’empereur de Chine (1949) et Le Prince Bayaya (1950) fardent le folklore de fantastique.

3. La province, le Luna Park et la guerre

L’enfance d’imagerie fixe ses traits dans des films qui recueillent, avec plus d’exactitude et de sens du mystère que le cinéma de poupées ou de dessin animé, son visage profond. Les mythes du premier âge y sont chez eux, dans les lieux où d’habitude ils exercent leurs privilèges: la province, la foire, la rue.

La province rêveuse et ironique, c’est celle des Aventures de Tom Sawyer . Le film a toutes les apparences d’un conte rose et nonchalant, mais il montre que l’enfance se protège par une dissimulation permanente et qu’elle s’exprime à la fois dans la gravité (avec des rites saugrenus, l’échange des serments – que l’on trouve dans la séquence du pacte du sang de Codine (H. Colpi) – et l’emploi d’une langue presque ésotérique) et dans l’ironie (en dérangeant les conventions sociales et tenant boutique de farces et attrapes). Il y a peut-être trop de gentillesse et de malice à fleur d’image dans Les Aventures de Tom Sawyer , mais l’intuition que l’enfance, avec autant de sérieux à l’égard de ses propres rituels que d’irrespect à l’égard du rituel des adultes, est une franc-maçonnerie sauve un film qui associe subtilement la farce et la féerie.

Le champ de foire, avec ses violes, ses orgues de Barbarie, ses jouets géants, La Kermesse fantastique et Le Petit Fugitif , chacun à sa manière, les découvre et les explore comme l’une des terres promises de l’enfance. Le jeu – et la mythomanie qu’il implique chez les «gosses» – se déroule, dans les Luna Parks, selon l’humeur des rêves et des effrois. La Kermesse fantastique de Joop Geesink (Pays-Bas) ouvre, par l’effet de multiples techniques de déformation, les portes d’un monde où les cauchemars sont encore des songes supportables, les maléfices des surprises encore à peu près heureuses et les peurs de l’enfance, devant les miroirs d’ombre des baraques foraines, des tourments délicieux. La magie du cirque et les frayeurs de Guignol cohabitent dans ce film qui chante la gloire d’un paradis d’artifice.

Le fantastique de la kermesse, tel qu’il se déploie chez Joop Geesink, avec une adresse rouée et somptueuse, est ignoré du Petit Fugitif (États-Unis, 1953). Ce qui le remplace, c’est un art de maraudeur, une volonté de saisir la vie au niveau de la rue. Parce que, réalisé par trois cinéastes amateurs (Ray Ashley, Morris Engel et Ruth Orkin), il avait l’air de s’abandonner à l’improvisation. On a cru que Le Petit Fugitif était un film de divertissement, alors qu’il évoquait avec un naturel presque impétueux le rêve de vagabondage que toute enfance porte en elle et que Chaplin a mis en évidence quand il est devenu Charlot. Mais ici, autour des roues et des toboggans de Coney Island, c’est un vagabondage sans risques, escorté par les cailloux blancs de la chance, un ballon de connivence qui adresse dans le ciel le signe de ralliement.

L’enfance, au milieu des violences et des périls, s’excitant de cette atmosphère fiévreuse ou reconstituant dans une lumière de catastrophe son cérémonial intemporel, Au loin une voile (1937) de Legochine, Shane (1953) de George Stevens et Jeux interdits (1951) de René Clément la racontent avec une ferveur parfois désemparée. Au loin une voile est le moins ambigu, le plus assuré des trois. Ce que le film ranime, c’est la poésie révolutionnaire, la guerre civile des gosses – non pas pour rire, et pour faire rire les adultes, comme la médiocre et racoleuse Guerre des boutons –, l’héritage du Hugo des Misérables , l’émeute vue avec des yeux fureteurs et chantée avec la voix gouailleuse de Gavroche. L’enfance s’aperçoit que, pour elle, l’insurrection est un conciliabule de bande, une aventure extraordinaire, un divertissement épique, la plus merveilleuse des escapades. Plus tard, elle saura et elle dira avec le Radiguet du Diable au corps : «Ça a été nos vraies grandes vacances.»

Shane unit la mythologie de l’enfance à la mythologie du western. Un gosse s’identifie au redresseur de torts, s’obstine dans ce que Faulkner aurait appelé le côté sudiste de la destinée. Dans un pays de rocailles, sec et brûlé, asservi à un terrorisme presque innocent, la frimousse rouquine d’un enfant flaire l’odeur du combat; complice de patrouilles et d’embuscades d’un cow-boy, il rêve, dans la cruauté d’un combat implacable, au génie du Bien qui protège les chevaliers des modernes chansons de geste.

Mais le film le plus fort, le plus neuf, parce qu’il délaisse les apriorismes des adultes sur l’enfance, est, dans ce registre, Jeux interdits . Dans un contexte tragique – l’exode de 1940 –, par un recours constant au burlesque macabre et à une espèce de magie noire, il montre que le monde des «gosses» est étranger à celui des adultes et que, dans cette mesure-là, il ne cesse d’être d’une étrangeté scandaleuse. L’enfance est ailleurs , indifférente à l’agitation du siècle et aux deuils familiaux, réfugiée dans l’enclos où elle s’est barricadée. René Clément, sans aucun souci moralisateur, avec le regard du poète, improvise une fable juvénile, l’intègre à une histoire villageoise – dans le déferlement de la guerre, les décombres et les cadavres –, recouvre le drame vécu dans l’affolement par les adultes d’une liturgie funèbre, mélancolique et puérile, jouée avec espièglerie et entêtement par deux bambins. Jeux interdits , en libérant l’enfance des poncifs, lui accorde, dans sa poésie inquiétante, parmi les lois de son clan, de sa logique têtue et absurde, la minute de vérité que le cinéma, jusque-là, lui avait refusée.

4. Le paradis d’avant la faute

Il est deux films, Louisiana Story (1948) de Flaherty et Crin blanc (1952) de Lamorisse, qui ont osé rendre l’enfance à son paradis véritable: le paradis d’avant la faute.

Louisiana Story fut commandé à Flaherty par une compagnie pétrolière désireuse de faire, par le film de fiction, l’éloge publicitaire de ses prospecteurs. Mais Flaherty ne s’embarrassa pas des impératifs commerciaux; il écouta le chant que rythme, dans la mémoire de l’humanité, l’histoire de la Genèse. Une splendide musique d’images tremble dans la lumière; on a l’impression d’assister à la naissance du jour sur l’eau de la lagune, dans le soleil de la forêt, survenant pour la première fois. Une sorte d’empire adolescent, toute la beauté encore intacte, rendue à l’aube même de la création, resplendissaient dans un étincellement sans fin. Et puis, dans ce paysage antique, exubérant, évolue un petit garçon, lui aussi sans âge: un primitif authentique, avec sa joie sans frein, avec les gestes que lui dicte l’instinct de l’eau et des feuilles. On entendait battre le cœur de l’enfance, le sang de ses rêves et les marées de sa poésie fétichiste. L’île de Robinson s’avançait, comme le navire de la mémoire; le sel du bon présage était jeté, des pièges étaient tendus aux crocodiles et un bonheur fou s’emparait de la terre et du ciel. L’enfance, avec Flaherty, savait enfin qu’elle pouvait être, dans l’ivresse de ses élans, le poème de l’innocence et de la création du monde.

Tout donnait à penser qu’un film comme Louisiana Story demeurerait sans postérité. Crin blanc de Lamorisse fut donc une surprise heureuse. On le bouda un peu lors de sa sortie, les uns le considérant comme un documentaire, les autres le comparant, pour amoindrir ses mérites et mesurer leurs compliments, à l’œuvre de Flaherty. Mais, avec le recul, on s’aperçoit qu’il s’agit d’une œuvre originale, mieux composée que Louisiana Story , élaborée strictement en fonction de l’histoire qu’elle raconte, et surtout beaucoup plus proche du paganisme et d’un monde de légendes. Dans une Camargue dévorée par l’eau et la lumière, entre ciel et mer, un cheval sauvage, Crin blanc, échappe au nœud coulant des gardians. Un petit garçon saisit Crin blanc qui le secoue, le tire, l’entraîne dans les marais de joncs. Puis le cheval s’arrête, le suit et lui obéit. Ce n’est pas une capture, mais quelque chose de plus rare: un apprivoisement. Une parole d’amitié, qui est la parole d’un honneur tendre, fonde un pacte «à la vie, à la mort». Crin blanc, traqué par les gardians, emporte le petit garçon, s’enfonce dans le Rhône et devient un cheval marin, le coursier des fables. C’est assez pour que se lève, préservé et farouche, le pays de l’enfance, sa société secrète, sa connivence avec la lumière, la terre et les animaux, ses mirages, ses talismans, son lyrisme de païen enivré. «Tu lui toucheras les flancs pour voir si vraiment ce cheval n’a pas des ailes», comme l’a écrit Giono.

Dans Huit et demi (1962), Fellini a évoqué en visionnaire le paradis de l’enfance avec la chute qui causa sa perte. La virulence des tons noirs enveloppe la séquence de la Saraghina d’un climat maléfique où s’enfonce le collégien en assistant aux exhibitions de la vieille prostituée. Il est saisi d’un envoûtement charnel dont ni les remords, ni la punition publique, ni la confession ne le dessaisiront. Le contrepoint entre le blanc glacé des couloirs et des murs et le noir des soutanes, des hardes de la putain, des gigantesques oreilles du confessionnal, la pâleur du visage maternel et le noir de la robe font participer à l’écartèlement que subit l’enfant. À l’opposé, il y a la séquence de la ferme au soir de la vendange, le gamin ruisselant de jus de vigne emporté par les femmes dans le grand lit blanc – d’une blancheur chaleureuse – où il s’endort en rêvant tout haut avec la fillette, sa voisine de chambre. Tout y respire la joie et la jubilation, la pureté du «paradis perdu», dont le héros quadragénaire ressent toujours la saveur avec la nostalgie.

5. Devant la convention des adultes

L’enfance, lorsqu’elle quittera l’île de Robinson, sera menacée par l’étourderie et la férocité des adultes. Mais quelques films se garderont de la livrer d’emblée aux grandes personnes: Comme les grands , par exemple, où l’on commet un vrai meurtre, où des petits établissent leur code de l’honneur et se prennent pour des guerriers. L’Enfance de Gorki unit la fascination originelle du premier âge au souvenir, à son déroulement chaotique, à sa richesse inépuisable. Qu’elle était verte ma vallée (1941, dont Daquin s’inspira dans Le Point du jour ) conte le village et la vie prolétarienne, les humbles fastes de l’existence familiale.

D’après Dickens, citons Les Grandes Espérances , David Copperfield , Oliver! ; de Graham Greene, C. Reed a tiré Première Désillusion (1947), un film amer, qui recense, à partir de chimères systématisées, les lois de l’impérialisme borné de l’enfance, tandis que La Montre invisible , sur un mode humoristique et tendre, en décrit la mythomanie astucieuse. Le Voleur de bicyclette (Vittorio De Sica, 1958), modèle de l’expression néoréaliste, montre combien un enfant peut sentir les soucis des siens et les assumer à sa manière. La confiance que le fils exprime à son père en lui prenant la main, à la fin du film, rend ensemble à ce dernier l’espérance avec l’honneur.

Le film anglais Rapt décrit sans mièvrerie la naissance du sentiment paternel que suscite l’affection d’un enfant. Enlevé parce que témoin d’un meurtre, le «gosse» convertit son ravisseur à la dignité et même à la tendresse.

Plus facile, plus sentimental aussi, Le Vieil Homme et l’enfant analyse les affinités électives qui peuvent s’établir entre le grand âge et l’enfance. Déjà, Le Vieil Homme et la mer avait abordé ce sujet, malheureusement avec un style grandiloquent qui dépoétise en partie le conte d’Hemingway.

À côté de cela, on trouve l’immense cohorte des films stéréotypés, où la mauvaise conscience des adultes se mêle à leur idée rousseauiste de l’enfance et se libère ainsi, paradoxalement et pesamment, de ses propres troubles. Une partie d’entre eux se réfère à Émile et les détectives. Devant la société, devant les adultes qui en disposent et qui s’en servent à leur guise, l’enfance rappelle qu’il existe des lois non écrites; elle invite et même elle oblige, puisqu’elle se présente parfois comme l’instrument du châtiment, au respect des règles morales. Des Antigones de patronage se dressent devant des Créons de mélodrame. La supériorité d’Émile et les détectives , outre l’allégresse constante de son récit, est d’avoir fait apparaître, ainsi que le notait André Bazin, et dans le réalisme même, le monde des adultes comme l’incarnation quasi épique du Mal. Deux ou trois films ne sont pas trop indignes de ce modèle, bien que le genre n’autorise pas de variations originales: Nous les gosses (1941), où Daquin a l’air de démarquer Lamprecht ; À cor et à cri , de l’Anglais Crichton, en est le décalque anglo-saxon.

La seconde série, non moins nombreuse, trouve un archétype dans Le Chemin de la vie de N. Ekk, film soviétique qui assure qu’il n’y a pas d’enfance coupable, mais seulement une enfance malheureuse. L’ensemble de ces œuvres repose sur un double optimisme: moral d’abord (la pureté naïve de l’enfant), social ensuite (la communauté des adultes, quand elle le veut, quand elle crée des maisons de rééducation modèles, peut réparer le mal qu’elle a causé).

De ces poncifs, primaires et bien accablants, un certain nombre de films parviennent à se dégager: Allemagne, année zéro (Rossellini, 1947), qui éclipse aisément Quelque part en Europe , de Radványi, et où la manière objective et ferme de Rossellini ne cesse d’être un sujet d’admiration. En rendant le désespoir d’un garçon dans l’Allemagne de 1946, Rossellini nous fait éprouver, comme jamais on ne l’avait fait, les motivations suicidaires des enfants. Le même tragique se retrouve dans le regard du gavroche napolitain au terme d’un épisode de Païsa : toute la misère du monde. Du côté de De Sica, Sciuscia est traversé par un rêve saugrenu et émouvant, Miracle à Milan constitue un ballet baroque à mi-chemin de Chaplin et de René Clair. Par contre, c’est sur un mode réaliste que Premières armes , de R. Wheeler, décrit l’imbrication d’un adolescent dans le milieu du turf; tandis que Billy Budd (Peter Ustinov, 1963) exprime le refus de croire au mal dans lequel s’obstinent certains adolescents en cherchant patiemment la faille qui ouvrirait les cœurs adultes, Roméo, Juliette et les ténèbres , de J. Weiss, le souligne d’autant plus dans la nuit et le brouillard de la persécution nazie, qui est aussi le cadre de Au revoir les enfants de Louis Malle (1987).

Le film qui domine tous les autres – chef-d’œuvre d’intelligence freudienne et de lyrisme noir –, c’est Los Olvidados (1950) de Buñuel. L’abjection qui grouille dans l’homme s’y manifeste au milieu d’un symbolisme bizarre. C’est une plongée dans l’inconscient de l’humanité et dans le monde de l’enfance, qui cesse d’être un monde idéal. On sait, pour la première fois au cinéma, que l’enfance dissimule des gouffres, des folies, et qu’elle est à peine moins innocente que la société.

La Solitude du coureur de fond de T. Richardson illustre, dans la ligne du free cinema , la difficulté d’être. Le refus et même la révolte s’y révèlent sous un aspect positif et créateur de personnalité, et ce, sur un plan pragmatique et existentiel, en dehors de toute option philosophique. Plus ambigu, équivoque peut-être, Les Désarrois de l’élève Toerless (1966), de l’Allemand V. Schlöndorff, en décelant le nazisme inconscient qui sourd en chaque être, même enfant, tente soit de déculpabiliser, soit d’universaliser la culpabilité.

6. Le grand passage et la nostalgie

Il arrive un moment où l’enfance se détache d’elle-même et commence à s’approcher de l’adolescence. Ce passage indistinct et douloureux, avec ses désenchantements, ses désarrois et parfois ses révoltes, le cinéma l’a rapporté souvent avec finesse, même avec tendresse: Les Quatre Cents Coups (Truffaut, 1959), doux-amer, acide et balancé, au service d’une sensibilité exacerbée; L’Ombre d’un homme , d’A. Asquith, avec toutes les inconsciences de la férocité juvénile, mais qui, à partir d’une mystique du collège, crée l’un de ces tiers ordres de la fraternité que Pierre Véry allait représenter au début des Anciens de Saint-Loup ; Roseanna Mac Coy , qui traite, sur le mode du western, de la légende nordique de Tristan et Iseult; Les Enfants terribles , la rouerie intellectualiste de Cocteau, la dictature d’un seigneur de cour de récréation, son magnétisme, sa fréquentation exaltée avec un réel déshumanisé et, en fin de compte, avec la mort; Le Fleuve (1951), de Jean Renoir, lent, reposé, oriental et où, comme chez Colette, l’enfance naît et meurt dans les jardins.

L’œuvre maîtresse reste Zéro de conduite (Jean Vigo, 1933). Par son âcreté, par son nihilisme, par sa force caricaturale, par son désespoir, c’est un film tout entier possédé par une esthétique de destruction, qui défie et saccage, plein de grimaces, de feux secrets et de songes empoisonnés. On y entre comme dans un rêve, avec la lumière embrumée qui flotte autour des pèlerines noires, avec la procession des enfants en chemise de nuit dans un dortoir envahi par les fantômes, les cauchemars, les oreillers crevés, la pluie de plumes, toutes sortes de souvenirs hantés, de détresses, de brouillards moites, de formes graciles, de pions lunaires, d’imitations chaplinesques. C’est d’une beauté presque insoutenable, absurde et onirique, avec la folie poétique d’un ange déchu et nostalgique.

La nostalgie de l’enfance, c’est ce qui demeurera, chez les adultes, du premier âge. Ce regret a inspiré beaucoup de films complaisants – et quelques autres aussi, dont Et tournent les chevaux de bois ; mais il a suscité, grâce à des acteurs exceptionnels, qui étaient souvent des mimes, deux images fabuleuses, deux mythes: la femme-enfant et l’homme-enfant. Il y a également l’enfant-femme, tel qu’il ressort des Dimanches de Ville-d’Avray , de S. Bourguignon.

Il est des femmes-enfants qui fignolent leur personnage dans l’artifice des minauderies. Leslie Caron (qui, avec un sourire de poupée et un regard énamouré, invoque dans Lili les astres d’une planète de foire) et Odette Joyeux (tout à fait à l’aise parmi les boudoirs et les fanfreluches de Sylvie et le fantôme ) en sont probablement. En revanche, on ne doute pas du naturel de Giulietta Massina, dans La Strada (Fellini, 1954): une bonté franciscaine éclaire son visage clownesque, et il y a dans son regard quelque chose de si démuni, un sourire si proche des larmes et qui passe comme un rêve, quelque chose aussi comme une innocence qui implore et qui tremble que l’on ne peut s’empêcher d’en faire une figure votive. Dans La Strada , le don d’enfance transfigure tout.

Souvent aussi, la puberté ouvre une brèche dans les bastions de l’enfance et de son innocence relative. Tout le cinéma nordique porte la griffe du puritanisme de la Réforme d’où résultent à la fois la hantise de culpabilité charnelle et l’agressivité exhibitionniste de ses films. L’osmose entre le monde adulte corrompu et les enfants qui y gravitent est l’un des thèmes bergmaniens qui apparaît dans Le Silence comme chez l’adolescent Minus de À travers le miroir , ou encore dans Fanny et Alexandre . Quelques passages de Adalen 31 témoignent de l’évolution de la mentalité sexuelle en Suède, qu’on retrouve d’ailleurs de manière obsessionnelle dans tout le jeune cinéma nordique.

Bien que méridional, le paganisme contesté et intemporel de Jeunes Aphrodites (Milos Kondouros) n’en dégage pas moins un certain tragique de l’amour et de ses premiers jeux graves. Tandis que pour maints adolescents l’amour vrai apparaît comme le seul pont solide entre l’enfant et l’âge adulte: Il Posto (L’Emploi) , de E. Olmi; Le Pain des jeunes années , de Vesely; Roméo, Juliette et les ténèbres , de Weiss; L’Isola d’Arturo , de Damiani, tous de 1962; David et Lisa , de F. Perry (1963).

L’ogre Welles a tout englouti et digéré, sauf son enfance. Il joue avec le cinéma et avec la vie, insolent et iconoclaste; mais le secret des parades de sa désinvolture, il l’a dit dans Citizen Kane (1941): on l’a arraché à sa luge et à sa neige; du vol de son enfance, il n’a jamais guéri.

Le mythe de l’homme-enfant, que Jacques Tati et Chaplin illustrent, est un mythe d’acteur. L’un comme l’autre, en burlesques primitifs, ne tiennent pas en laisse leur côté clownesque. Il y a moins d’arrière-pensées, moins de comptes à régler, moins de ruses stratégiques chez Tati de Jour de Fête (1948) et des Vacances de monsieur Hulot (1957). M. Hulot est un gosse, étourdi, farceur, un gamin de chemin creux et qui a dû avoir une enfance heureuse; il se représente les adultes comme des fous, de tristes robots agités par le modernisme: c’est un enfant des lampes à huile, de la marine à voile, du temps du tango – réactionnaire par fidélité aux modes de vie de son premier âge. Charlot, en dépit des apparences, est plus compliqué: trimbalant des souvenirs poisseux, la mémoire lugubre de sa pauvreté et de son ghetto, pantin crispé et las, saltimbanque à l’affût des applaudissements, timide et orgueilleux, intransigeant et lâche, domptant mal sa sensibilité de midinette, son amour des refrains à quatre sous et du mélodrame et, en même temps, un instinct de calculateur roué.

Mais, en lui, tous les âges, du premier au dernier, et tous les thèmes de l’enfance – la création du monde, les complots des adultes, le paradis perdu et retrouvé dans la nostalgie – se résument.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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